Le Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre s’est ouvert jeudi après-midi - dans la nuit de jeudi à vendredi en Suisse. Au milieu d’une réflexion politique alternative de fond et d’une grande mobilisation populaire qui inonda les rues de Porto Alegre malgré la chaleur étouffante (lire ci-dessous). «Le Forum social mondial est un instrument nécessaire... pour nous autres, les latino-américains, pour les mouvements populaires du Nord et du Sud, il nous offre la possibilité de fortifier nos liens politiques, culturels et affectifs à partir d’une intégration des peuples et non des marchandises», a souligné jeudi Olivio Dutra, gouverneur de l’Etat du Rio Grande do Sul dans son discours d’ouverture. «Les mouvements sociaux du monde entier ont avancé dans la démystification du modèle néolibéral. Nous devons nous rappeler des mobilisations de Seattle, Washington, etc. comme des pointes de l’iceberg de contestation de la pensée unique qui gouverne la planète», a-t-il poursuivi. «Jusqu’à aujourd’hui il n’existait que Davos. A partir d’aujourd’hui, il existe Davos et Porto Alegre. Il y a désormais Eux et Nous. Ceux qui pensent que l’égoïsme est une fatalité et ceux qui parient sur la solidarité. L’ère de la pensée unique est terminée», signalait en conférence de presse, Miguel Rosetto, vice gouverneur de l’Etat et l’un des principaux organisateurs de la rencontre. C’est le cadre conceptuel dans lequel s’inscrit l’initiative brésilienne qui permet 16 débats-conférences et 408 ateliers thématiques du 26 au 30 janvier, pour avancer dans la «recherche d’alternatives au modèle actuel néolibéral», comme le remarquait le gouverneur Dutra dans son discours inaugural.
REGARDS SUR LA SUISSE
Les principaux journaux brésiliens, entre autres le Journal de Sao Paulo et le journal local Courrier du Peuple rapportent largement dans leurs éditions de ces derniers jours l’interdiction faite par les autorités suisses à la marche du 27 janvier à Davos. Une photo panoramique de Davos entourée de barbelés était à la «une» des journaux de jeudi. Hier, une autre image montrait deux soldats suisses surveillant les installations névralgiques de la ville grisonne. Des photos qui décrivent aux Brésiliens le sentiment peu favorable de la politique helvétique en matière de libertés et de droit d’expression. Les médias brésiliens soulignent aussi la présence des différentes délégations suisses, celle des parlementaires fédéraux, comme celle des représentants de la Ville de Genève. Depuis hier, le FSM est entré dans sa phase de réflexions et d’élaborations de propositions alternatives. La culture remplit les nuits de Porto Alegre; les mouvements sociaux, les indigènes du monde entier et les jeunes animent ensemble d’autres scènes et campements dans la ville. Un mélange de réflexion et d’action citoyenne, de conceptions et de manifestations de rue... avec l’appui total du gouvernement de la Ville de Porto Alegre et de l’Etat du Rio Grande du Sud. Sans dispositifs militaires comme c’est le cas à 10 000 kilomètres de là, à Davos. Un aperçu de la nouvelle culture démocratique participative latino-américaine qui peut en apprendre aujourd’hui à la démocratie formelle helvétique, un tantinet dévaluée.
Entre émotion, rêves et impuissance
«Je me sens comme une éponge. Nous avons vu tant de choses significatives lors de notre séjour à Sao Paulo.» Anne Catherine Ménetrey, députée verte vaudoise, est encore secouée par des images et sentiments différents. Mme Ménetrey, une des six parlementaires fédérales, s’interroge «sur la capacité de faire la synthèse de toutes les impressions et de répondre à la question de fond... que faire?» La délégation, au cours d’un programme chargé, a visité un programme d’auto-construction de logements populaires, un squat du centre de la mégalopole pauliste, le travail d’une ONG dans une favela d’Interlagos et a rencontré quelques personnalités de la ville, dont Marta Suplicy, nouvelle maire de Sao Paulo. Avant de quitter la région, la délégation a pu visiter le campement «Nova Canudo» du Mouvement des sans terre, à 300 km à l’ouest de la capitale économique du pays. Dans ce campement, un millier d’habitants des zones marginales de la grande ville se réintègrent au travail des champs. «Le point le plus marquant, sans nul doute, a été de constater les nouvelles expériences de débat et construction d’autres formes de participation démocratique, l’énorme potentiel émancipateur de ces processus en marche», évalue Mme Ménetrey. Sans oublier le rôle ascendant des femmes dans les mouvements populaires «avec le désavantage que parfois, ces mêmes femmes aux qualités extraordinaires, s’auto-excluent des responsabilités de gouvernement laissant le champ libre aux hommes». «Le plus préoccupant? Une certaine tension existante entre les dynamiques des mouvements sociaux, à la base, et les partis progressistes. Ils se parlent, ils sont parfois complémentaires... mais ils ne cachent pas ces tensions.» En résumé, «mes doutes si venir au Brésil ou rester en Suisse pour les mobilisations de Davos se sont estompés. Par rapport au Forum de Porto Alegre? Il faudra voir les résultats. Je n’ai jamais cru aux grands congrès. Mais je suis ouverte à l’écoute et à l’échange. Je ne pense pas que l’on quittera Porte Alegre avec un programme d’actions défini... et si oui, ce sera difficile alors de l’appliquer.» «Encore une dernière chose», demande Anne-Catherine Ménetrey, «il faut comprendre que les temps et les espaces sont subjectifs. Maintenant nous sommes secoués par tout ce que nous avons vu ici. Ensuite, nous retournerons en Suisse et nous serons submergés par les mille choses de la vie quotidienne. Cela ne signifie pas l’oubli du vécu, mais des distances qui sont parfois difficiles à gérer. Avec en plus ce sentiment d’impuissance de voir au Sud, au Brésil, tant d’exploitation, tant de marginalité. Pourtant, je me sens relancée par tant de gens et leur immense capacité de lutte, leurs rêves, leur bonheur de vivre et cette attitude existentielle de ne pas se plaindre sans arrêt, malgré les mille occasions qu’ils auraient à le faire.»
SAMUEL SCHELLENBERG
BRÉSIL
Chaleur et musique pour une ouverture
en beauté
Porto Alegre a beau être une ville de «province», elle n’en demeure pas moins une cité multimillionnaire. Avec ses buildings, son profil se distingue de loin et, parmi les personnes qui sont arrivées jeudi pour l’ouverture du Forum social mondial (FSM), certaines ont du redouter de se perdre dans ses dédales. Crainte vite dissipée, car malgré une fréquentation qui dépasse toute les espérances - il est trop tôt pour articuler un chiffre- le Forum semble doté d’une organisation à la hauteur de l’événement et l’inauguration de ces quelques journées a pu se dérouler sans problèmes majeurs. Après les discours officiels (lire ci-dessus), une grande marche a traversé la ville, pour culminer dans le parc ou s’est ouvert en musique la partie culturelle du Forum. L’ANTITHÈSE DE DAVOS S’il est une localité de Suisse que tout le monde connaît ici, c’est bien celle de Davos. Rien qu’en ce jeudi, son nom fut prononcé à maintes reprises, des discours aux slogans des manifestants. Davos comme point de référence pour mettre en place son antithèse, depuis un endroit lui aussi à l’opposé de la station grisonne. Avec ses trente-cinq degrés bien humides, Porto Alegre est encore plus chaude que ne pourra jamais l’être Davos ce samedi. «Nous n’avons pas une recette toute faite contre la mondialisation, mais nous sommes ici pour y réfléchir.» Paulo est arrivé ce matin (jeudi) du centre du pays et il vient d’assister aux discours inauguraux, qui - Brésil oblige - se sont terminés en musique. Comme beaucoup d’autres, il prépare son programme pour les jours suivants. Ce qui n’est pas une mince affaire car, en plus des multiples conférences, se tiennent un grand nombre de workshops (ateliers), aux intitulés les plus divers. UN AVENIR HORS DU PROFIT Le grand hall dans lequel nous nous trouvons fait partie de l’Université catholique de Porto Alegre. A quinze minutes du centre-ville, il regroupe l’essentiel des activités organisées dans le cadre du Forum. «Heureusement, il n’est pas trop loin de notre camping.» Myriam et Camila viennent de Sao Paulo et ont choisi ce mode plus économique pour passer la nuit dans la ville du sud. Etudiantes en architecture, elles animeront un workshop sur «L’Université, la société et la ville». Elles attendent beaucoup de ce forum et sont fières de faire partie de celles et ceux qui sont venu-e-s avec des idées concrètes. «Nous voulons prouver que la notion de non-profit a aussi un avenir», ajoute Chico, lui aussi étudiant en architecture à Sao Paulo. «Mais la base de ce que nous proposons reste la concertation: c’est pour cela que nous voulons encourager une sorte d’architecture participative1.» Jeudi, dès la fin de l’après-midi, les participants au FSM se sont dirigés vers le centre-ville pour prendre part à la grande marche «contre le néolibéralisme et pour la vie». Plus de 15 000 personnes ont ainsi défilé dans les rues de Porto Alegre, pour se diriger vers le parc ou plus tard dans la soirée ont eu lieu les nombreux concerts devant marquer l’ouverture de la partie culturelle du forum. «Ici je retrouve une unité depuis longtemps absente dans mon pays.» Omar est Argentin et comme des centaines de compatriotes, il a fait le voyage du Rio Grande do Sul. La perspective de rencontres et de partage d’expérience était sa motivation pour venir. Il compte profiter de ces quelques jours pour expliquer sa propre expérience dans le domaine participatif, mais aussi pour apprendre ce qu’il pourra des autres. Un apprentissage qui a débuté jeudi au rythme de la samba.
1 En référence à la démocratie participative mise en place à Porto Alegre.
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