|
:L’humanisme dans differentes cultures
Centre Mondial d’Etudes Humanistes - 1997 - Editions Références
Sergueï SEMENOV
Traditions et innovations humanistes dans le monde ibéro-américain
Document distribué dans l’Institut d’Amérique latine pour être discuté. Moscou, août 1994.
Dans toute civilisation, les éléments humanistes se manifestent, avant tout, dans la culture, dans la création artistique puis, ensuite, dans la vie quotidienne de ses transmetteurs et dans leur style de vie. Enfin, ils s’établissent au niveau de la conception du monde puis se transforment en normes éthiques, esthétiques, juridiques, politiques, religieuses, etc.
Ainsi, quand nous parlons des tendances humanistes dans le monde ibéro-américain, nous pouvons les analyser, avant tout, à travers la production d’œuvres artistiques, de l’œuvre des masses et de l’œuvre professionnelle qui se concrétise dans les monuments de la culture et s’enregistre dans la mémoire du peuple.
Cette optique interdisciplinaire d’analyse des manifestations concrètes de l’humanisme offre de nombreuses possibilités d’application au monde ibéro-américain qui est pluraliste par excellence et qui personnifie la synthèse culturelle se réalisant des deux côtés de l’Atlantique, sur quatre continents.
La civilisation ibéro-américaine, dont le substrat est la culture méditerranéenne d’Europe, appartient à la zone des civilisations de frontière. Elle est le produit de la synthèse-symbiose culturelle organique de trois millénaires qui se réalise des deux côtés de l’Atlantique. Les jalons les plus importants de cette synthèse sont : la romanisation de la péninsule ibérique, son annexion au califat arabe, sa reconquête ultérieure, la formation des Etats espagnol et portugais, leur expansion vers des territoires d’Afrique et d’Amérique à l’époque des grandes découvertes géographiques, la proclamation par les peuples de l’indépendance des possessions d’outre-mer et la formation des Etats latino-américains. Un siècle et demi plus tard, les Etats africains indépendants se forment, avec leurs cultures multiformes, se ressemblant et se différenciant les uns des autres.
La civilisation ibéro-américaine s’est développée comme une partie du tronc de la culture européenne avec de nombreuses greffes de cultures du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique précolombienne. En s’appuyant sur l’héritage romano-chrétien de version catholique, la civilisation ibéro-américaine reçut à la fois des apports des cultures phénicienne, africaine, carthaginoise, judaïque, de la Rome antique, des cultures celtibérique, gothique, arabe et de nombreuses cultures indigènes, entre autres des hautes civilisations de Mésoamérique et des Andes.
Dans chacune de ces cultures, nous trouvons des éléments et des tendances très particulières à contenu humaniste. Leur nouvelle combinaison, cette fois-ci sur les bases chrétiennes, se réalisait dans des conditions très difficiles par la Contre-Réforme et après l’intervention de la Sainte Alliance dans la péninsule ibérique. L’Espagne fut l’un des centres – peut-être le plus important – où la Contre-Réforme exerça une influence qui eut des effets défavorables sur la pensée humaniste et surtout sur le style de vie humaniste de ce pays et de ses possessions d’outre-mer. Cela mit des obstacles très sérieux à l’assimilation et à la consolidation de traditions et de principes humanistes assimilés d’autres cultures. Nous n’avons pas ici la possibilité d’examiner ces éléments séparément dans chacune de ces cultures ; pour notre essai, ils ne sont intéressants que dans la mesure où ils exerçaient une influence effective sur le développement de la culture ibéro-américaine prise dans son ensemble et quand ils se transformèrent en patrimoine culturel commun.
Nous faisons seulement une exception à propos des grandes civilisations d’Amérique précolombienne parce que nous connaissons des éléments humanistes de ces cultures dans l’interprétation faite par des chroniqueurs espagnols et leurs contemporains et, ultérieurement, par les représentants de la synthèse culturelle : les descendants des conquistadores et de la noblesse indigène, intégrés dans la société hispano-américaine.
A travers Carthage et surtout Rome, le monde ibéro-américain reçut des éléments humanistes provenant des civilisations d’Egypte ancienne, de la Mésopotamie et de la Grèce antique. L’évangélisation de la péninsule ibérique ouvrit à ses populations la possibilité de faire siennes les tendances humanistes du christianisme, aussi bien dans sa version arianiste que catholique ; et aussi à travers Byzance, par des esclaves, dans sa version orthodoxe.
Par ses contacts millénaires avec les mondes asiatique et africain, le monde pyrénéen fut préparé à la rencontre avec les cultures américaines et à l’assimilation créatrice de son héritage. Dans ce contexte, nous sommes intéressés par sa dimension humaniste. Ce contact fortifia, sans aucun doute, la position de ceux qui insistaient sur l’appartenance au genre humain des indigènes américains et des noirs africains et ceux qui exigeaient des Etats espagnol et portugais la défense des droits de leurs ressortissants indigènes et africains contre la violence de leurs conquistadores et marchands d’esclaves. Voilà quelle était la position humaniste qui trouva une compréhension de la part du Saint-Siège et aussi auprès de la couronne d’Espagne bien que cette compréhension n’eût pas été complète et que trois siècles de plus se fussent écoulés pour sa réalisation pratique. Cependant, nous apprécions l’intérêt que manifestèrent les partisans de cette attitude envers les éléments humanistes de la culture d’Amérique précolombienne.
Evidemment, ces principes se différenciaient beaucoup des traditions du monde eurasiatique mais ils les rapprochaient de la reconnaissance universelle de l’unité de principe de tous les êtres humains, indépendamment de leur appartenance tribale ou sociale. Ces notions de l’humanisme, nous les constatons en Mésoamérique et en Amérique du Sud dans la période précolombienne.
Dans le premier cas, il s’agit du mythe de Quetzalcoatl ; dans le deuxième, de la légende de Viracocha, deux divinités qui rejetaient les sacrifices humains pratiqués couramment sur des prisonniers de guerre appartenant à d’autres tribus. En Mésoamérique, les sacrifices humains étaient courants avant la conquête espagnole.
Cependant, les mythes et les légendes indigènes, les chroniques espagnoles et les monuments de la culture matérielle démontrent que le culte de Quetzalcoatl, qui apparaît dans les années 1200-1100 avant notre ère, est relié, dans la conscience des peuples de cette région, à la lutte contre les sacrifices humains et à l’affirmation d’autres normes morales qui condamnent l’assassinat, le vol et les guerres. Selon une série de légendes, le gouverneur toltèque de la ville de Tula, Topiltzin, qui adopta le nom de Quetzalcoatl et qui vécut au xe siècle de notre ère, avait les traits d’un héros culturel. Selon ces légendes, il enseigna l’orfèvrerie aux habitants de Tula, il interdit la pratique d’immolations humaines et animales, ne permettant que des fleurs, du pain et des parfums comme offrandes aux dieux. Topiltzin condamnait l’assassinat, les guerres et le vol. Selon la légende, il avait l’aspect d’un homme blanc, non pas blond mais brun. Certains racontent qu’il partit en mer, d’autres qu’il s’enflamma en une lueur montant au ciel, laissant l’espoir de son retour marqué dans l’étoile matinale. On attribue à ce héros l’instauration du style de vie humaniste en Mésoamérique, dénommé “toltecayotl”, assimilé non seulement par les toltèques mais aussi par les peuples voisins qui héritèrent de la tradition toltèque. Ce style de vie était fondé sur des principes de fraternité de tous les êtres humains, de perfectionnement, de vénération du travail, d’honnêteté, de fidélité à la parole, d’étude des secrets de la nature et par une vision optimiste du monde.
Les légendes des peuples mayas de la même période témoignent de l’activité du gouverneur ou du prêtre de la ville de Chichen-Itza et fondateur de la ville de Mayapan, appelé Kukulkan, analogue au Quetzalcoatl maya.
Le gouverneur de la ville de Texcoco, le philosophe et poète Metzahualcoyotl, qui vécut de 1402 à 1472, fut un autre représentant de la tendance humaniste en Mésoamérique. Ce philosophe rejetait aussi les sacrifices humains, chantait l’amitié entre les êtres humains et exerça une profonde influence sur la culture des peuples du Mexique.
En Amérique du Sud, nous observons un mouvement similaire au début du xve siècle. Ce mouvement est relié aux noms de Inca Cuzi Yupanqui, qui reçut le nom de Pachacutec – “réformateur” – et de son fils Tupac Yupanqui, ainsi qu’à l’expansion du culte du dieu Viracocha. De même qu’en Mésoamérique, Pachacutec, comme son père Ripa Yupanqui, assuma le titre de dieu et s’appela Viracocha. Les normes morales par lesquelles était régie officiellement la société de Tahuantinsuyo étaient reliées à son culte et aux réformes de Pachacutec qui, de même que Topiltzin, avait des traits de héros culturel.
La culture musulmane d’Espagne transmit à la civilisation occidentale les valeurs de la liberté, l’aspiration à entrevoir la vie depuis des positions scientifiques, le plaisir de la joie de vivre, la vénération de la beauté et de la réalité terrestre. Pendant les sept siècles de la domination arabe de la péninsule ibérique, les traditions humanistes se sont manifestées à travers la culture musulmane dominante et dans les communautés judaïques et chrétiennes. Dans le califat de Cordoue, les notions musulmanes de l’humanisme furent enrichies par la tradition de la Grèce antique et la tradition hellénique, ce qui se manifesta, par exemple, dans l’œuvre de Yehuda ha-Levi, Averroès et Ibn Daud Maïmonides. A son tour, cette tradition humaniste, à travers Cordoue, exerça une grande influence positive sur la pensée sociale de l’Europe occidentale, surtout de Paris et de son université et elle prépara le programme intellectuel pour la Renaissance.
En Espagne et au Portugal, la Renaissance se compliqua étant donné le processus de reconquête qui imprima un cachet particulier aux manifestations de la pensée humaniste dans ces pays. Les fanatismes religieux, l’intolérance, les persécutions massives et les expulsions des hérétiques et des représentants d’autres religions étaient propres à la reconquête. L’Inquisition mettait des obstacles à l’expansion de la pensée humaniste et surtout à sa pratique sociale.
La période la plus grave pour l’Humanisme fut la Contre-Réforme. Cependant, même pendant les années les plus sombres d’obscurantisme et de réaction, les éléments humanistes de la culture ne se sont pas éteints ; ils s’exprimaient plutôt sous forme, très particulière, d’éclectisme.
Les motivations humanistes se combinaient de façon très originale avec les dogmes de l’Eglise ; on pouvait les observer dans l’activité des ordres catholiques militants comme les Franciscains, les Dominicains et les Jésuites.
Les grandes découvertes géographiques et l’annexion des terres africaines, asiatiques et américaines aux monarchies espagnole et portugaise, malgré la forme barbare de conquête, donnèrent une impulsion jamais vue auparavant à la pensée humaniste qui s’affirma en Europe durant le Siècle des Lumières.
En Espagne et au Portugal, depuis la conquête de l’Amérique, la position humaniste s’associa avec l’utopisme social. Elle trouva son expression dans la condamnation morale de la conquête et, en général, des guerres injustes. L’école de Droit International et de Droit Constitutionnel, dépendant de l’Université de Salamanque, y contribua. L’humanisme espagnol reçut, tout d’abord, d’Erasme de Rotterdam la forme de l’humanisme chrétien. L’ami d’Erasme, le distingué humaniste espagnol Juan Maldonado, composa un traité spécial dans lequel il mettait en relation la société indigène d’Amérique qui, d’après lui, ne connaissait pas la propriété individuelle, avec les espoirs de rénovation du christianisme, dans l’esprit des premiers apôtres. Les disciples d’Erasme en Nouvelle Espagne et dans les autres possessions d’outre-mer essayaient de convertir les indigènes en chrétiens idéaux des premiers siècles du christianisme. Ainsi, le Juge Royal, plus tard évêque de Michoacan, Vasco de Quiroga, dans son message du 14 juillet 1535 au Conseil des Indes, apprécia l’utopie de Thomas More comme modèle d’organisation sociale correspondant aux coutumes des indigènes, modèle, selon lui, très utile pour gouverner le Nouveau monde. Il créa des cités indigènes près de la ville de Mexico et dans Michoacan, en partant des idées de la Grèce antique du Siècle d’Or, des idées chrétiennes des premiers siècles du christianisme et des idées humanistes du cercle d’Erasme.
Le représentant le plus remarquable de l’humanisme espagnol fut un autre ami d’Erasme, le philosophe et pédagogue Juan Luis Vives, qui reçu son éducation à l’Université de Paris puis donna des cours aux Universités de Louvain et d’Oxford. Au Portugal travaillait son correspondant, l’historien et politicien Damien de Gois, lui aussi ami d’Erasme de Rotterdam et membre de la cour de l’empereur Charles Quint. Damien de Gois vécut longtemps à Anvers, il fréquentait l’Université de Louvain, étudiait à l’Université de Padoue et parcourut toute l’Europe de La Haye à Vilnus, en Lituanie. Il visita Cracovie et Prague, s’entretint avec Luther, Melanchton, Dürer, avec les cardinaux Pedro Bembo et Jacobo Sadoleto et avec le fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola. Cette dernière amitié joua un rôle des plus tragiques dans sa vie. A la suite des dénonciations du jésuite Simon Rodriguez, l’Inquisition condamna Damien de Gois à la réclusion dans un monastère ; il fut, plus tard, assassiné.
Le centre le plus important de l’humanisme espagnol fut l’Université de Salamanque. Ses philosophes, juristes et théologiens dominicains, surtout Francisco de Vitoria et Domingo de Soto, non seulement propageaient des idées humanistes mais encore se mettaient à appliquer ces idées sous forme de lois, de politique étatique, dans les activités des missions d’outre-mer. La position de l’Ordre dominicain, à la tête du système d’Inquisition en Espagne, fut très contradictoire à ce propos. D’un côté, l’Ordre défendait la position obscurantiste, interdisait les œuvres hérétiques et athées, livrait de nombreux détenus à l’autorité pour les mettre en prison et les brûler sur le bûcher. Justement, de nombreux représentants de cet Ordre étaient directement responsables de la disparition des hautes cultures indigènes de Mésoamérique et des Andes centrales : ce sont eux qui détruisaient les lieux sacrés des indigènes et leurs cimetières, brûlaient des milliers de manuscrits, exterminaient des monuments de la culture matérielle et spirituelle des indigènes et organisaient des persécutions contre les prêtres et les aristocrates indigènes.
Mais d’un autre côté, le fondateur de l’Ordre, Domingo de Guzmán, engagea la défense de la priorité du catholicisme et la reconnaissance des germes de la science naturelle expérimentale et de la nouvelle pensée sociale. Domingo de Guzmán n’approuvait pas l’usage de la force par l’Etat, surtout celui de la force militaire comme argument dans la lutte pour la Foi. En effet, il ne prit pas part à la croisade contre les Albigeois, dans le sud de la France. Ses disciples, les théologiens dominicains, furent les premiers à condamner la violence des conquistadores espagnols et portugais et à dénoncer la conquête comme une guerre injuste et illégitime. Ils déclarèrent frères des Européens les indigènes et les Africains et protestèrent contre leur esclavage. Ainsi en 1511, en prédication publique à Saint-Domingue, Antonio de Montesinos défendit la thèse sur l’égalité des indigènes et des Européens, condamna la conquête ; puis il réitéra ses principes dans un discours prononcé devant la Junte de Valladolid. Le représentant le plus conséquent de cette position humaniste fut sans doute Bartolomé de las Casas.
Les théologiens dominicains exercèrent une très grande influence sur la politique de l’Empereur Charles Quint dans les possessions espagnoles d’outre-mer. En 1525 fut fondé le Conseil Royal Suprême des Indes et sa présidence fut occupée par le Général des dominicains, le précepteur spirituel de l’empereur, Garcia de Loayza, l’un des principaux initiateurs des nouvelles lois de 1542 qui proclamaient la transformations des indigènes en sujets royaux et interdisaient leur mise en esclavage. Ensuite, la couronne espagnole interdit l’usage du terme “conquête” relatif aux possessions d’outre-mer d’Espagne en Amérique. Les idées des humanistes sur la condamnation de la conquête de l’Amérique et des rois indiens, sur l’égalité des indigènes, des Africains et des Européens et sur l’interdiction de les mettre en esclavage, ne se réalisèrent pas dans la pratique et on continuait l’exploitation vorace des possessions d’outre-mer. Cependant, le fait qu’en Amérique du Sud et en Mésoamérique, à la différence de l’Amérique du Nord, se développa la synthèse des cultures, est à mettre à l’actif des humanistes. Précisément, ils créèrent des centaines de vocabulaires des langues indigènes, fondèrent de nombreuses écoles pour enseigner à la jeunesse indigène dans la langue maternelle. Ils recompilèrent des témoignages sur le régime économico-social et politique, sur les croyances et les cultures des sociétés indigènes précolombiennes.
Dans ce sens on doit souligner les mérites des humanistes tels que Bernardino de Sahagun, Toribio de Benavente, Motolinea, Fernando de Alva, Ixtlixochitl et surtout de l’Inca Garcilaso de la Vega. La conquête barbare de l’Amérique et les atrocités des conquistadores en Amérique, en Afrique et en Asie, ainsi que les circonstances qui ont accompagné la Réforme et la Contre-Réforme en Europe, donnèrent des tels coups à l’humanisme espagnol que cela lui a conféré un caractère tragique.
A cette époque l’esprit humaniste et ses contradictions ont trouvé leur expression la plus profonde dans l’œuvre de Miguel de Cervantès et de Pedro Calderón de la Barca. Les tendances humanistes contradictoires se dévoilèrent avant tout dans le théâtre espagnol du Siècle d’Or. A cause de cela le théâtre devint un objet de persécutions de la part de courtisans et des inquisiteurs qui essayaient de convaincre les rois catholiques d’interdire les représentations non religieuses. Le théâtre devint durant la période de la Contre-Réforme, le porte-parole de la tradition humaniste.
La Renaissance portugaise est associée aux noms d’humanistes tels que le poète épique Luis de Camoens, le chroniqueur Pedro Magalhes de Gandavo, les missionnaire jésuites Manuel de Nobrega, Jose de Anchieta et le philosophe moraliste, politique et missionnaire qui dédia sa vie au Portugal et au Brésil, Antonio de Vieira. Tous ceux-ci affirmaient la dignité des êtres humains de toutes races, en incluant les indigènes et les Africains. Vieira prêchait que Christ aimait les êtres humains non pas parce qu’ils le vénéraient mais pour le fait que les êtres humains se vénèrent entre eux. L’Inquisition vit dans cette prédication de Vieira une déviation hérétique.
Dans les possessions d’outre-mer, la pensée humaniste se manifesta avant tout par la reconnaissance de la dignité humaine des indigènes et des esclaves Africains, par la condamnation des travaux forcés et surtout l’institution de l’esclavage et du commerce des esclaves. Les représentants les plus remarquables des principes humanistes qui se heurtèrent à la réalité furent la poétesse mexicaine Juana de la Cruz, le prêtre indigène péruvien Juan de Espinoza Médrano, le satiriste péruvien Juan del Valle y Caviedes. Un des premiers humanistes brésiliens, qui travailla aussi au Portugal et en Angola, fut le célèbre juriste, poète, et satiriste Gregorio de Matos Guerra.
Les porte-parole de cet humanisme tragique ne pouvaient pas faire taire les contradictions de la nature humaine et condamnaient l’avidité des conquistadores et la politique d’Etat. Ils fustigeaient les vices de toutes les couches de la société et ne voulaient pas embellir l’état naturel des indigènes et des Africains, ce qui fut le propre de leurs prédécesseurs, les humanistes du début du xvie siècle. Etant comme leurs prédécesseurs, universalistes, les humanistes tragiques sont à l’origine d’une nouvelle tendance humaniste dans le contexte de l’américanisme qui fertilise le terrain pour la préparation de l’indépendance des peuples latino-américains au début du xixe siècle.
L’américanisme reflétait une nouvelle étape dans le développement de la synthèse-symbiose culturelle dans les possessions d’outre-mer d’Espagne et Portugal en reconnaissant l’égalité des droits de leurs peuples, partant des points de vue de la théorie du droit naturel.
L’américanisme fit partie intégrante de la culture du Siècle des Lumières. Pendant la période de l’absolutisme éclairé les idées humanistes sont associées à la reconnaissance de l’égalité des droits des Américains avec ceux des citoyens de la métropole. Ici, il est nécessaire de souligner l’apport de l’humaniste espagnol et essayiste Benito Geronimo Feijoo y Montenegro. Dans l’Amérique espagnole on trouve des idées humanistes dans l’ouvrage des précurseurs de l’indépendance : le péruvien Juan Pablo Vizcardo y Guzmán, l’équatorien Francisco Javier Eugenio Santacruz y Espejo, le colombien Francisco José de Caldas, les vénézuéliens Simon Rodriguez, Andres Bello et Francisco de Miranda.
L’indépendance des Etats-Unis, la grande Révolution française, le cycle des révolutions pyrénéennes qui s’étendirent sur presque tout le xixe siècle et sur une partie considérable du xxe siècle, marquèrent la crise de l’idéologie du Siècle des Lumières et des formes de l’humanisme propres à ce siècle.
Déjà, dans l’étape précédente, en Amérique espagnole, la pensée humaniste avait révélé l’insuffisance du principe d’universalisme et la nécessité de le compléter avec le principe de la diversité. Cette rencontre intuitive fut confirmée par l’expérience de l’existence indépendante durant les xixe et xxe siècles dans les républiques latino-américaines, qui luttaient pour l’égalité des droits dans les relations internationales et qui rejetèrent l’utilisation de la force pour résoudre les conflits entre les états. Ces normes, inspirées par la pensée humaniste, deviennent une partie intégrante du droit international américain et s’affirment dans les pratiques des relations interaméricaines au xxe siècle.
En Espagne et au Portugal, la crise de l’idéologie du Siècle des Lumières fut liée à l’affirmation du romantisme et à la restructuration des idées humanistes au sens romantique. Le peintre espagnol Goya, le philosophe et écrivain José de Espronceda, l’écrivain Mariano José de Lara, la poétesse galicienne Rosalie Castro, les écrivains portugais Alexandre Herculano, Almeida Garret, le poète brésilien Castro Alves représentent cette nouvelle façon d’envisager l’être humain.
Après la guerre hispano-américaine, la tendance à la solidarité des peuples américains se renforce dans les pays ibéro-américains. La génération 98, comme on appela les intellectuels espagnols des débuts du xxe siècle, avait, en général, une orientation humaniste. L’écrivain Jean Valera et ses disciples, essayistes de cette génération, voyaient – avec raison – les causes de la décadence de l’Espagne à partir du xviie siècle, dans le fanatisme religieux, dans l’idée de l’exclusivité de la nation espagnole et de son rôle spécial dans l’histoire mondiale, dans la tendance hautaine qui se propagea dans la nation espagnole après la reconquête de la péninsule et la conquête de l’Amérique.
Les chefs de file de la pensée humaniste espagnole du xxe siècle sont Miguel de Unamuno et José Ortega y Gasset. L’œuvre littéraire et la réflexion philosophique d’Unamuno sont liées au sentiment tragique de la vie. Il fait le parallèle entre l’être humain et l’être du personnage littéraire et considère que la réalité authentique de la personnalité, tout comme celle du peuple, ne peut être conçue par la raison mais se prête plutôt aux sentiments et aux fantaisies. Selon Unamuno, dans la tradition habituelle, le particulier intervient en tant qu’authentique universel ; toutefois, l’absolutisme du particulier chez Unamuno et sa vénération du terroir qui se mêlait de motivations anarchiques et volontaristes, devinrent de nouvelles conditions historiques à l’expression du messianisme et de la grandeur nationale, ce qui s’exprima dans les prétentions d’hispaniser l’Europe et le monde entier en leur insufflant l’espoir divin. Son concurrent, le fondateur du ratio-vitalisme, Ortega, étudia les structures personnelles de l’être humain et de la conscience humaine. Celui-ci présenta la notion de perspectivisme, selon laquelle le monde acquiert de la structure et de la perspective du fait de la création de l’individu qui non seulement connaît le monde mais également y vit. Ortega conçoit la culture comme partie intégrante de l’être individuel de l’être humain et ne considère comme authentique que la culture que l’homme transforme en son patrimoine personnel. Ortega, qui partageait et prônait les valeurs du libéralisme, associait justement les perspectives pour rattraper le retard de l’Espagne à son européanisation et à son intégration dans la civilisation mondiale. L’histoire ultérieure de la péninsule ibérique confirma la justesse de la position d’Ortega dans cette discussion avec Unamuno.
Dans la formation de la tendance humaniste de la génération 98, les œuvres de Léon Tolstoï, Fedor Dostoïevski et Piotr Kropotkine exercèrent une grande influence. Ce dernier, quant à lui, appréciait l’expérience du prolétariat de Catalogne, et nous pouvons donc plutôt parler ici d’influences réciproques, en tenant compte des points communs des caractères ibérique et slave. Dans sa lettre publiée dans la revue espagnole Revista blanca, et qui eut un grand retentissement dans la société espagnole, Léon Tolstoï condamna la violence du monde contemporain et défendit la notion de résistance passive.
La première Guerre mondiale contribua à la crise de l’humanisme, ce qui se refléta non seulement dans l’héritage épistolaire des représentants de la génération 98, dans leurs œuvres artistiques mais aussi dans le fait qu’elles furent soumises à une analyse spéciale dans l’ouvrage, portant le même titre, d’un des plus remarquables représentants de cette génération, Ramiro de Maeztu.
La nouvelle génération, celle de 1938, perpétua cette tradition d’autocritique nationale à partir des positions humanistes et reconstruisit magistralement la compréhension de l’interaction de l’homme, en tant que sociétaire de la nature, et du cosmos, sur les fondements de la science, l’éthique et l’esthétique contemporaines.
En Amérique latine, au xxe siècle, la tendance humaniste se manifesta de façon très énergique, ce qui s’exprima, par exemple, dans l’œuvre de la poétesse chilienne de génie Gabriela Mistral, chez les écrivains créateurs du style du réalisme magique, tels Alejo Carpentier, Gabriel Garcia Marquez, Augusto Roa Bastos et Miguel Angel Asturias. Cette tendance s’exprime dans la musique du compositeur brésilien Hector Villalobos, dans les gravures et dans la peinture murale du Mexique.
Ce n’est pas un hasard si, dans le monde ibéro-américain, l’Argentine joue un rôle particulier dans la tradition humaniste, grâce au développement de l’héritage de l’illumination argentine, liée aux noms de Juan Lafinur, Juan Bautista Alberdi, Esteban Echeverria et Domingo Faustino Sarmiento, c’est-à-dire la génération de 1837.
La pensée argentine élabore au xxe siècle la conception de l’Homme. Dans ce sens, l’héritage d’Alejandro Korn et de ses disciples José Ingenieros et Francisco Romero est très précieux.
Ingenieros légua des essais sur la formation de l’homme nouveau avec une morale nouvelle. En développant les idées phénoménologiques de Husserl, Romero présenta l’idée de l’unité entre l’être humain et le monde comme fondement de la philosophie de l’homme et la catégorie de l’intentionnalité comme l’orientation de la conscience humaine vers le monde qui nous entoure. Celui-ci conçoit la conscience intentionnelle en tant que conscience objectivante qui crée une réalité nouvelle. Romero examine la double nature de l’homme considéré comme activité pure et comme complexe d’actes spirituels dans chaque sujet. Il intitula son œuvre capitale Théorie de l’homme. Avec ces mêmes idées, et en les développant en même temps, Rizieri Frondizi polémiqua sur des positions axiologiques, et intitula un de ses travaux Introduction aux problèmes fondamentaux de l’homme. Rizieri Frondizi considérait que la liberté de l’homme n’est pas un objectif en soi mais dépend plutôt de la valeur, ce qui a son importance dans les aspects éthiques et esthétiques en tant que prémisses nécessaires à la création.
Comme nous le voyons, les penseurs argentins se concentrèrent dans la recherche rationnelle des propriétés universelles de la nature humaine, même s’ils étudiaient également des particularités de son comportement dans les conditions de son propre pays (notion d’argentinité qui malheureusement n’est pas dépourvue d’une certaine exagération du principe biologique dans l’esprit du social-darwinisme).
Tout ceci prépara le terrain pour que surgisse justement en Argentine un nouveau courant de la pensée humaniste et le mouvement correspondant au Siloïsme, associé à l’activité de Mario Rodriguez Cobos (Silo).
Dans un autre pays latino-américain, le Mexique, on observe également au xxe siècle une attention particulière de la philosophie envers le problème de l’homme. Ici, l’accent est mis sur la recherche des particularités de l’homme mexicain et même plus amplement de l’homme latino-américain. Le fondateur de cette recherche, non plus sur le terrain rationaliste mais sur la base de l’intuitionnisme, fut Antonio Caso. Son disciple Samuel Ramos amorça l’élaboration de la philosophie de l’être mexicain, qui fit l’unanimité dans son œuvre Profil de l’homme et de la culture au Mexique, en 1934. Ensuite il présenta la problématique du nouvel humanisme, et fut appelé à défendre le caractère national, l’être de la culture mexicaine et latino-américaine plus généralement, face au danger de l’aliénation.
Un autre philosophe mexicain, Léopold Zea, concentra ses efforts dans la recherche de l’essence latino-américaine qui puisse se passer de garanties externes, et avec cet objectif, il se consacra à la construction de la philosophie de l’histoire latino-américaine.
Un sérieux adversaire s’oppose à l’humanisme : le fondamentalisme, et surtout le fondamentalisme religieux, qui est à la fois le produit et l’instrument de la dissolution sociale.
Le fondamentalisme exprime l’état d’esprit de haine aiguë envers l’homme concret au profit d’une substance mythologique abstraite, hostile à l’être humain et qui exige des sacrifices humains. C’est pour cela que le fondamentalisme est orienté non pas vers la vie mais vers la mort.
Le fondamentalisme est l’instrument de prédilection de la mobilisation des masses pour les incorporer à la guerre. Quand, dans un territoire déterminé, il se créait un excès de population et qu’il devenait impossible de l’alimenter à cause des conditions écologiques défavorables, des épidémies et des exodes massifs entraient en scène et le fondamentalisme intervenait en tant que moyen de la mobilisation sociale. En règle générale, le fondamentalisme est une tentative entreprise pour conserver les relations socialement caduques ainsi que les institutions correspondantes au moyen de la terreur et pour justifier au regard des masses la redistribution violente de la propriété. Pour ces raisons, le fondamentalisme s’incarne dans l’alliance des structures les plus bureaucratisées et corrompues, l’église et l’armée, quand celles-ci, comme la société en général, sont soumises à une crise aiguë.
Le fondamentalisme permet de faire resurgir artificiellement ou de prolonger la conscience mythifiée alors que la foi en cette conscience est repoussée par l’expérience sociale quotidienne. En règle générale, le fondamentalisme n’est pas un signe de résurgence de la force mais plutôt un symptôme de l’effondrement d’une civilisation déterminée ou d’une formation étatique donnée, historiquement caduque. C’est là que s’enracine son essence historique et sociale.
Dans le monde ibéro-américain, le fondamentalisme se lia étroitement, par exemple, au déclin de la monarchie absolue et s’exprima avec une force particulière dans la guerre de succession espagnole.
Au xxe siècle, les tendances humanistes ne se manifestent pas tellement dans le respect des traditions existantes mais plutôt dans l’affirmation (dans la conception du monde, dans l’œuvre artistique, dans la vie quotidienne) de la priorité aux valeurs humaines universelles, du sentiment du bonheur de vivre, de sa propre valeur et dans le respect de tout le reste ; entre autres, dans le respect des éléments nationaux, ethniques, sociaux, politiques et religieux.
De ce point de vue, les motivations humanistes se révèlent dans différents mouvements et actions, œuvres littéraires et artistiques. Cependant, quand ces éléments se subordonnent à d’autres critères, par exemple racistes, nationalistes et religieux, ils doivent être considérés non pas comme une conception du monde humaniste intégral mais justement comme des motivations distinctes.
Bien sûr, dans l’humanisme contemporain, on peut trouver des nuances très différentes de la pensée et de l’action.
C’est dans cette diversité, dans le manque de dogmatisme, de cadres disciplinaires rigides, que prend racine la force créatrice de l’humanisme contemporain. Celui-ci s’efforce de déchaîner le potentiel créateur de la personnalité, de l’aider à se développer intégralement en accord avec ses dons naturels et sociaux, dans l’épanouissement de soi-même et dans les autres, dans le dévouement à la création.
Pour ces raisons, l’humanisme est très diversifié, dans le monde ibéro-américain contemporain. Il ne peut pas tenir dans les limites étroites de partis, il ne peut pas être dirigé dans un seul canal. Dans l’humanisme, il y a de la place pour des écrivains, des compositeurs, des artistes d’orientations et de styles différents, des scientifiques appartenant à différentes écoles, des personnalités politiques et sociales de diverses orientations. Ce qui les unit, c’est le fait qu’eux, ils ont la capacité de s’élever au dessus de leurs préjugés quotidiens en faveur d’intérêts universels humains en général, le fait qu’ils rejettent par principe les sentiments de haine envers l’homme concret. Cette universalité, héritée des générations précédentes, se manifeste dans la nouvelle interprétation, sur la base scientifique la plus élevée et ceci inspire et rassemble les humanistes de notre époque.
Mais dans la culture ibéro-américaine, les tendances humanistes contemporaines ont des particularités spéciales, des points communs déterminés. Le style baroque, prédominant dans la péninsule ibérique pendant le Siècle d’Or, exprima son caractère contradictoire et et fit une synthèse culturelle dans cette région. Ainsi, le baroque fut également assimilé et développé dans la région balkano-danubienne d’une part, et dans les territoires d’outre-mer de l’Espagne et du Portugal d’autre part, avant tout en Amérique latine.
La perception de l’être humain et de son drame, du caractère contradictoire de sa nature, s’exprimaient ici au moyen du baroque, aussi bien dans la littérature que dans la peinture, la musique, l’architecture et même dans le paysage de la nature. Cette perception se reflétait également dans la philosophie.
Dans le nouveau contexte du xxe siècle, cet héritage s’est transformé en modernisme, et, dans sa variante ibéro-américaine, en réalisme magique, où, avec ses méthodes propres, on étudie et exprime la nature contradictoire de l’être humain, ses peines, ses souffrances et ses joies.
Cela correspond aux motivations humanistes et rebelles de la littérature et l’art russes du Siècle d’Argent. Apparemment, c’est justement à ce moment-là et à d’autres époques que nous devons rechercher les causes de la proximité esthétique et spirituelle de la conscience déchirée, de la crainte et la recherche de Dieu, de la révolte anarchique pour la terre et la liberté, du complexe d’insuffisance séculaire, de la conscience blessée par des propensions au messianisme et au mea culpa. En réalité, l’humanisme se présente comme une tentative de sauver l’être humain de la captivité de cet être rompu et de la conscience brisée, de lui rendre l’intégrité et la joie de la vie, la foi en ses propres forces et ses capacités créatrices.
9. Alfredo BAUER : L’humanisme et les Juifs
[ Sommaire ]
[ Editions Références | Commande | Les auteurs | Bibliothèque ]
|